Le contentieux prud’homal français connaît une évolution majeure avec le développement des stratégies de regroupement d’instances pour les litiges de cause identique. Cette approche procédurale, bien que non expressément prévue par le Code du travail, s’inspire des mécanismes d’action collective tout en s’adaptant aux spécificités du droit social. Face à la multiplication des conflits collectifs touchant plusieurs salariés d’une même entreprise, cette pratique offre une réponse judiciaire cohérente et efficace. Les avocats spécialisés y trouvent un outil stratégique pour défendre les intérêts de multiples salariés, tandis que les juridictions prud’homales doivent s’adapter à cette forme particulière de traitement des litiges sériels.
Fondements juridiques du regroupement d’instances en matière prud’homale
Le droit processuel français n’organise pas explicitement le regroupement d’instances prud’homales pour des litiges de cause identique. Néanmoins, cette pratique trouve son ancrage dans plusieurs dispositions du Code de procédure civile. L’article 367 du CPC constitue le socle principal de cette démarche en prévoyant que « si deux ou plusieurs affaires pendantes devant la même juridiction présentent à juger des questions semblables ou connexes, le président peut, à la demande de l’une des parties ou d’office, après avoir recueilli l’avis des parties, ordonner la jonction des affaires ».
Cette faculté de jonction offre un cadre procédural adapté aux situations où plusieurs salariés se trouvent dans une situation juridique similaire face à leur employeur. Le Conseil de prud’hommes peut ainsi traiter simultanément des demandes individuelles présentant une forte proximité juridique ou factuelle, sans pour autant les fusionner en une seule instance.
À la différence des actions de groupe introduites dans d’autres branches du droit français, le regroupement d’instances prud’homales préserve l’individualité de chaque demande. Cette nuance est fondamentale car elle respecte le principe selon lequel chaque relation de travail conserve ses spécificités propres, même lorsqu’un problème juridique commun affecte plusieurs salariés.
La jurisprudence sociale de la Cour de cassation a progressivement reconnu et encadré cette pratique. Dans un arrêt du 11 janvier 2012 (n°10-17.945), la chambre sociale a validé le principe du regroupement en précisant que « les demandes individuelles de salariés fondées sur une même cause peuvent faire l’objet d’une jonction d’instances, sans que cette jonction n’affecte l’individualité de chaque demande ». Cette position jurisprudentielle a été réaffirmée dans plusieurs décisions ultérieures, confortant ainsi la légitimité de cette approche.
Il convient de distinguer le regroupement d’instances de mécanismes voisins :
- La jonction d’instances (art. 367 CPC) : regroupe des affaires connexes mais maintient l’autonomie de chaque dossier
- La litispendance (art. 100 CPC) : traite des situations où une même affaire est pendante devant deux juridictions différentes
- La connexité (art. 101 CPC) : permet le renvoi d’une affaire devant une juridiction déjà saisie d’un litige connexe
Le droit comparé montre que d’autres systèmes juridiques ont développé des mécanismes plus formalisés, comme les class actions américaines ou les group litigation orders britanniques. Le système français, plus réticent à l’égard des actions collectives, a préféré développer des mécanismes souples de coordination procédurale, dont le regroupement d’instances prud’homales constitue une illustration en matière sociale.
Conditions et critères pour un regroupement efficace des instances
Pour qu’un regroupement d’instances prud’homales soit juridiquement valable et procéduralement efficace, plusieurs conditions doivent être réunies. Ces exigences, issues tant des textes que de la pratique judiciaire, garantissent la cohérence du traitement des litiges tout en préservant les droits individuels.
L’identité ou la similitude des causes juridiques
La condition primordiale réside dans l’existence d’une cause juridique identique ou fortement similaire entre les différentes demandes. Cette notion de cause s’entend du fondement juridique sur lequel reposent les prétentions des salariés. Peuvent ainsi faire l’objet d’un regroupement :
- Des contestations de licenciements collectifs reposant sur un même motif économique
- Des demandes de requalification de contrats précaires conclus dans des conditions similaires
- Des réclamations relatives à l’application d’une même clause contractuelle ou conventionnelle
- Des litiges concernant le non-paiement d’une prime ou d’un élément de rémunération à une catégorie de salariés
La chambre sociale a précisé dans un arrêt du 15 mars 2017 (n°15-27.928) que « l’identité de cause s’apprécie au regard des moyens juridiques invoqués à l’appui des prétentions et non uniquement en fonction de la similarité des situations factuelles ». Cette approche permet d’inclure des situations professionnelles différentes mais soulevant une même problématique juridique.
La compétence juridictionnelle unifiée
Le regroupement suppose que les instances soient pendantes devant la même juridiction prud’homale, ou qu’elles puissent y être renvoyées par application des règles de connexité. En pratique, plusieurs configurations peuvent se présenter :
Lorsque tous les salariés relèvent du même Conseil de prud’hommes territorialement compétent, le regroupement s’opère naturellement. La situation se complique lorsque les salariés concernés dépendent de juridictions différentes, notamment dans le cas d’entreprises multi-sites. L’article 101 du Code de procédure civile permet alors de solliciter le renvoi pour cause de connexité vers la juridiction première saisie.
Un obstacle pratique réside dans l’organisation sectorielle des conseils de prud’hommes en sections spécialisées (commerce, industrie, encadrement, etc.). La jurisprudence a admis que le regroupement pouvait s’opérer entre sections différentes dès lors que les questions juridiques soulevées étaient similaires, comme l’a confirmé un arrêt du 7 juin 2016 (n°14-25.610).
La temporalité des saisines
La question du moment procédural du regroupement revêt une importance pratique considérable. Deux approches coexistent :
Le regroupement ab initio, lorsque les demandeurs coordonnent leurs actions dès l’origine et saisissent simultanément la juridiction. Cette méthode, privilégiée par les avocats spécialisés, permet une organisation optimale du contentieux.
Le regroupement a posteriori, par jonction d’instances déjà introduites séparément. Cette solution, plus souple, permet d’intégrer progressivement de nouveaux demandeurs, mais peut se heurter à des différences d’avancement procédural entre les dossiers.
La prescription constitue un paramètre crucial dans la mise en œuvre du regroupement. Chaque demande individuelle restant soumise à son propre délai de prescription, une stratégie de regroupement mal calibrée peut conduire à l’irrecevabilité de certaines demandes. Un arrêt du 3 mai 2018 (n°16-20.490) rappelle que « la jonction d’instances n’a pas pour effet d’interrompre ou de suspendre la prescription à l’égard de l’ensemble des demandeurs ».
Ces conditions cumulatives dessinent un cadre exigeant mais praticable, permettant de concilier l’individualité des situations de travail avec l’efficacité procédurale recherchée par le regroupement d’instances.
Avantages stratégiques et implications pratiques pour les parties
Le regroupement d’instances prud’homales pour cause identique offre des avantages stratégiques considérables pour les parties, tout en comportant certaines implications pratiques qui méritent une analyse attentive.
Bénéfices pour les salariés demandeurs
Pour les salariés, le regroupement représente une opportunité de mutualisation des moyens et des risques. Cette approche collective renforce leur position face à l’employeur de plusieurs façons :
La mutualisation des coûts constitue un avantage économique majeur. Les frais d’avocat, les honoraires d’expertise et les coûts annexes peuvent être répartis entre les demandeurs, rendant l’action judiciaire accessible à des salariés qui n’auraient pas eu les moyens d’agir isolément. Cette dimension économique est particulièrement pertinente dans les litiges impliquant des salariés précaires ou à faible revenu.
Le poids procédural de demandes multiples augmente la pression sur l’employeur. Face à un contentieux groupé représentant un risque financier significatif, les entreprises sont souvent plus enclines à envisager une solution négociée. Les statistiques des Conseils de prud’hommes montrent que le taux de conciliation est sensiblement plus élevé dans les affaires regroupées (32% contre 21% pour les demandes isolées selon une étude du Ministère de la Justice de 2019).
L’harmonisation des décisions constitue une garantie contre les disparités de traitement. En évitant que des situations similaires reçoivent des réponses juridictionnelles contradictoires, le regroupement sécurise les demandeurs et renforce le principe d’égalité devant la justice. La Cour de cassation a souligné cette vertu dans un arrêt du 4 décembre 2015 (n°14-18.172) en évoquant « l’intérêt d’une bonne administration de la justice qui commande une appréciation cohérente de situations juridiques comparables ».
Implications pour l’employeur défendeur
Du côté de l’employeur, le regroupement présente un tableau contrasté d’avantages et de contraintes :
La rationalisation de la défense permet une économie de moyens procéduraux. L’entreprise peut développer une stratégie défensive unifiée et concentrer ses ressources juridiques sur un contentieux unique plutôt que de disperser ses efforts sur de multiples procédures. Cette optimisation est particulièrement précieuse pour les PME aux ressources juridiques limitées.
En revanche, la concentration des risques peut exposer l’employeur à un impact financier massif en cas de défaite. Contrairement à des contentieux échelonnés dont les conséquences peuvent être absorbées progressivement, un jugement défavorable dans une instance regroupée peut entraîner une charge financière immédiate considérable. Les provisions comptables requises pour couvrir ce risque peuvent affecter les résultats financiers de l’entreprise.
La médiatisation constitue un autre enjeu significatif. Les contentieux prud’homaux regroupés attirent davantage l’attention des médias et des organisations syndicales, exposant l’employeur à un risque d’image. Des affaires comme le contentieux des « Chibanis » de la SNCF en 2018 ou celui des caissières de Carrefour en 2020 illustrent cette dimension médiatique amplifiée.
Considérations pratiques pour les représentants des parties
Pour les avocats et défenseurs syndicaux, le regroupement implique une adaptation des méthodes de travail :
La gestion de l’information devient un défi majeur dans les dossiers regroupés impliquant de nombreux demandeurs. Des outils numériques dédiés (plateformes collaboratives, bases de données partagées) deviennent nécessaires pour organiser efficacement les pièces et arguments. Cette dimension logistique ne doit pas être sous-estimée, comme l’a souligné un rapport du Conseil National des Barreaux de 2021 sur la gestion des contentieux de masse.
La personnalisation des demandes, malgré le caractère collectif de l’action, reste indispensable. Chaque situation individuelle doit être documentée avec précision pour éviter qu’une faiblesse dans un dossier particulier ne fragilise l’ensemble du contentieux. Cette exigence d’individualisation a été rappelée par la chambre sociale dans un arrêt du 9 octobre 2019 (n°18-13.529).
Ces implications pratiques montrent que le regroupement d’instances, loin d’être une simple commodité procédurale, constitue un choix stratégique engageant qui modifie substantiellement le rapport de force entre les parties et requiert une préparation minutieuse.
Défis processuels et solutions juridiques innovantes
Le regroupement d’instances prud’homales pour cause identique soulève des défis processuels spécifiques qui ont conduit à l’émergence de solutions juridiques innovantes. Ces adaptations procédurales visent à concilier l’efficacité du traitement groupé avec le respect des droits individuels.
La gestion de la preuve dans les instances regroupées
L’administration de la preuve constitue un enjeu majeur dans les contentieux regroupés. Plusieurs difficultés spécifiques apparaissent :
La mutualisation des éléments probatoires pose la question de leur recevabilité pour l’ensemble des demandeurs. Un document obtenu par un salarié peut-il servir de preuve pour les autres ? La jurisprudence a progressivement admis ce principe, sous certaines conditions. Un arrêt du 12 janvier 2017 (n°15-17.411) précise que « les pièces régulièrement communiquées dans le cadre d’une instance regroupée peuvent bénéficier à l’ensemble des demandeurs dès lors qu’elles concernent une problématique commune et ont été soumises au débat contradictoire ».
Les mesures d’instruction doivent être adaptées au caractère collectif du litige. Les expertises judiciaires peuvent être ordonnées de manière commune tout en prévoyant des investigations spécifiques pour certains demandeurs. Cette approche mixte permet d’optimiser les coûts tout en respectant les particularités de chaque situation. Les bureaux de jugement des conseils de prud’hommes ont développé une pratique consistant à désigner un expert unique avec mission d’établir un rapport-cadre complété par des annexes individualisées.
La production massive de documents nécessite des modalités pratiques adaptées. Face à des contentieux impliquant parfois des centaines de demandeurs, les juridictions ont admis des formes simplifiées de communication de pièces : bordereau unique avec annexes individualisées, plateformes numériques de partage documentaire, échantillonnage représentatif de situations types. Ces innovations pratiques, bien qu’absentes des textes, ont été validées par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 22 mai 2018 comme étant « compatibles avec le principe du contradictoire dès lors qu’elles permettent un accès effectif aux pièces ».
L’articulation entre traitement collectif et individualisation des situations
Le principal défi du regroupement réside dans la tension entre dimension collective et respect des situations individuelles :
La technique du « procès test » ou « pilote » s’est développée pour résoudre cette difficulté. Elle consiste à sélectionner quelques dossiers représentatifs qui font l’objet d’un examen approfondi, la solution dégagée ayant vocation à s’appliquer ensuite aux autres situations comparables. Cette méthode, inspirée des « test cases » britanniques, a été utilisée dans plusieurs contentieux d’envergure comme l’affaire des contrats Emploi-Jeunes de l’Éducation nationale en 2016. Elle n’est pas expressément prévue par les textes mais relève du pouvoir d’organisation du juge.
Le séquençage du procès en phases successives représente une autre innovation procédurale. La juridiction peut ainsi statuer d’abord sur les questions de principe communes (phase 1), puis examiner les situations individuelles (phase 2), avant de déterminer les conséquences indemnitaires pour chaque demandeur (phase 3). Cette technique procédurale, inspirée de la pratique des juridictions administratives, permet de concilier traitement de masse et personnalisation des décisions.
La modulation des effets du jugement selon les situations individuelles constitue un défi pour les juridictions. Des dispositifs innovants ont émergé comme les barèmes indicatifs assortis de critères d’ajustement, permettant d’adapter les indemnisations aux particularités de chaque situation tout en maintenant une cohérence d’ensemble. La Cour de cassation a validé cette approche dans un arrêt du 14 novembre 2018 (n°17-14.932) en précisant que « l’unité de traitement des questions communes n’exclut pas une appréciation différenciée des conséquences individuelles ».
L’exécution des décisions rendues dans le cadre d’instances regroupées
L’exécution des jugements rendus dans le cadre d’instances regroupées soulève des difficultés spécifiques :
La formulation du dispositif du jugement doit concilier clarté et individualisation. La pratique a développé des modèles de dispositifs structurés en sections communes et individuelles, facilitant l’exécution ultérieure. Certaines juridictions ont adopté des dispositifs sous forme de tableaux annexés permettant d’identifier précisément les droits reconnus à chaque demandeur.
Les voies de recours peuvent être exercées de manière sélective, certains demandeurs ou l’employeur pouvant contester le jugement sur des points spécifiques. Cette situation crée une complexité dans la gestion des délais et de l’autorité de chose jugée. Des mécanismes de coordination des appels ont été développés par les Cours d’appel, avec désignation de magistrats référents pour les contentieux sériels.
Ces défis processuels montrent que le regroupement d’instances, loin d’être une simple addition de procédures individuelles, constitue une forme juridictionnelle spécifique qui appelle des solutions procédurales innovantes, souvent développées empiriquement par les praticiens avant d’être consacrées par la jurisprudence.
Perspectives d’évolution et transformation du contentieux prud’homal
Le regroupement d’instances prud’homales s’inscrit dans un mouvement plus large de transformation du contentieux social, ouvrant des perspectives d’évolution significatives pour les années à venir.
Vers une institutionnalisation du regroupement d’instances
La pratique du regroupement, développée empiriquement, semble s’orienter vers une forme d’institutionnalisation :
Des propositions législatives ont émergé pour donner un cadre juridique plus précis au regroupement d’instances prud’homales. Un rapport parlementaire de février 2021 sur la modernisation de la justice prud’homale préconisait l’introduction dans le Code du travail de dispositions spécifiques organisant le traitement des contentieux sériels. Cette évolution s’inspirerait partiellement du mécanisme de l’action de groupe tout en préservant les spécificités du contentieux prud’homal.
La spécialisation de certaines juridictions pour le traitement des contentieux regroupés constitue une autre tendance observable. Plusieurs cours d’appel ont déjà mis en place des chambres dédiées aux contentieux sériels, dotées de moyens renforcés et de procédures adaptées. Cette spécialisation pourrait s’étendre aux conseils de prud’hommes, avec la création de formations spécifiques pour les litiges de grande ampleur.
L’élaboration de bonnes pratiques par le Conseil supérieur de la prud’homie témoigne de cette institutionnalisation progressive. Un guide méthodologique publié en septembre 2020 propose aux juridictions un ensemble de recommandations pour la gestion efficace des instances regroupées : modèles d’ordonnances de jonction, schémas directeurs d’audience, trames de jugements adaptées.
L’impact de la numérisation sur le traitement des contentieux regroupés
La transformation numérique de la justice modifie profondément les modalités du regroupement d’instances :
Les plateformes procédurales comme le Portail du justiciable et le RPVA (Réseau Privé Virtuel des Avocats) facilitent la gestion des contentieux de masse. La dématérialisation des procédures permet une meilleure coordination entre les acteurs et un traitement plus fluide des dossiers multiples. Le déploiement de la procédure prud’homale numérique, prévu pour 2023-2024, devrait encore renforcer cette tendance.
Les outils d’intelligence artificielle commencent à être utilisés pour identifier les similarités entre les dossiers et faciliter leur regroupement. Des expérimentations menées dans certaines juridictions utilisent des algorithmes d’analyse textuelle pour repérer les contentieux susceptibles d’être traités conjointement. Ces innovations technologiques, encore émergentes, pourraient transformer radicalement l’approche du regroupement d’instances.
Le développement de bases de données jurisprudentielles enrichies permet une meilleure prévisibilité des solutions juridiques. L’open data des décisions de justice, couplé à des outils d’analyse prédictive, offre aux parties une visibilité accrue sur les chances de succès de leurs prétentions, favorisant les règlements négociés des contentieux sériels.
L’articulation avec les nouveaux modes de règlement des litiges
Le regroupement d’instances s’inscrit dans un paysage procédural en recomposition, marqué par le développement de modes alternatifs de règlement des litiges :
La médiation collective émerge comme une alternative au traitement juridictionnel des litiges de série. Des protocoles de médiation adaptés aux conflits impliquant de multiples salariés ont été développés, notamment sous l’égide des DIRECCTE (devenues DREETS). Ces dispositifs permettent d’aboutir à des solutions négociées, souvent plus rapides et mieux acceptées que les décisions imposées.
Les accords collectifs transactionnels se développent comme mode de résolution globale des litiges sériels. Inspirés de la pratique américaine des « class settlements », ces accords permettent de résoudre simultanément les réclamations d’un groupe de salariés moyennant des concessions réciproques. Leur validité juridique, longtemps incertaine, a été confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 25 mai 2022, sous réserve du respect de certaines conditions procédurales.
L’articulation entre contentieux individuel et négociation collective se redessine à la lumière de ces évolutions. Le regroupement d’instances peut servir de levier pour initier une négociation plus large sur les pratiques de l’entreprise, dépassant le cadre strict du litige. Plusieurs conflits majeurs, comme celui des travailleurs des plateformes numériques en 2021, illustrent cette dynamique où le contentieux regroupé devient le catalyseur d’une évolution des relations collectives de travail.
Ces perspectives d’évolution dessinent un avenir où le regroupement d’instances prud’homales, loin d’être une simple technique procédurale, participe d’une transformation profonde du mode de traitement des conflits collectifs du travail, à la frontière du contentieux individuel et de la négociation collective.
Le regroupement d’instances : un outil juridique à maîtriser
Au terme de cette analyse approfondie, le regroupement d’instances prud’homales pour cause identique apparaît comme un instrument juridique sophistiqué dont la maîtrise requiert une compréhension fine de ses mécanismes et implications.
La pratique judiciaire a considérablement enrichi ce dispositif procédural, initialement rudimentaire. Les juridictions prud’homales, confrontées à la multiplication des contentieux sériels, ont développé des méthodologies adaptatives permettant de concilier traitement de masse et respect des situations individuelles. Ce savoir-faire juridictionnel constitue désormais un patrimoine procédural précieux, transmis entre générations de conseillers et progressivement formalisé dans des guides pratiques.
Pour les avocats spécialisés en droit social, le regroupement d’instances représente un outil stratégique dont l’utilisation judicieuse peut significativement influencer l’issue d’un litige. La préparation méticuleuse des dossiers, l’identification précise des questions communes et des particularités individuelles, ainsi que la coordination efficace entre les demandeurs deviennent des compétences professionnelles distinctives dans un marché juridique de plus en plus compétitif.
Les entreprises doivent intégrer le risque de contentieux regroupés dans leur politique de gestion des ressources humaines. La prise de conscience qu’une pratique contestable peut désormais générer un litige d’ampleur aux conséquences financières massives incite à une plus grande vigilance dans l’application du droit social. Plusieurs contentieux emblématiques, comme l’affaire des « forfaits jours » ou celle des temps de pause dans la grande distribution, ont conduit à des révisions significatives des pratiques sectorielles.
Dans une perspective plus large, le regroupement d’instances participe à l’évolution du modèle français de régulation sociale. Situé à mi-chemin entre l’approche individualiste traditionnelle du contentieux prud’homal et les mécanismes collectifs d’action de groupe, il illustre la capacité du système juridique à s’adapter pragmatiquement aux transformations du monde du travail sans renoncer à ses principes fondateurs.
Les défis qui se profilent concernent principalement l’équilibre à maintenir entre efficacité procédurale et garanties juridictionnelles. La tentation d’une standardisation excessive du traitement des litiges regroupés pourrait conduire à une forme d’industrialisation de la justice prud’homale, au détriment de l’attention portée aux situations individuelles. À l’inverse, un excès de personnalisation risquerait de neutraliser les bénéfices du regroupement en termes de célérité et de cohérence décisionnelle.
La voie médiane qui se dessine consiste à développer des protocoles procéduraux souples, adaptables à la diversité des contentieux tout en garantissant un socle commun de bonnes pratiques. Cette approche, qui privilégie l’adaptation contextuelle sur la rigidité normative, semble particulièrement adaptée à la culture juridique française et aux spécificités de la justice prud’homale.
En définitive, le regroupement d’instances prud’homales pour cause identique illustre la capacité du droit procédural à innover pour répondre aux défis contemporains de la justice sociale. Son développement témoigne d’une recherche constante d’équilibre entre individualisme juridique et dimension collective des relations de travail, entre tradition processuelle et adaptation aux réalités économiques et sociales. Cette recherche d’équilibre, loin d’être achevée, continuera d’animer les réflexions et pratiques des acteurs du contentieux social dans les années à venir.
