Dans l’univers des marchés publics et privés de travaux, la gestion des modifications contractuelles constitue un enjeu majeur pour l’ensemble des acteurs. Le refus d’un avenant par le maître d’ouvrage peut placer l’entrepreneur dans une situation délicate, notamment face au risque de forclusion. Cette sanction juridique, qui consiste en la perte du droit d’agir en justice en raison de l’expiration d’un délai, représente une épée de Damoclès pour les entreprises du secteur. La jurisprudence abondante en la matière témoigne des difficultés récurrentes rencontrées par les professionnels pour faire valoir leurs droits à rémunération supplémentaire lorsqu’un avenant est refusé. Ce mécanisme juridique, à la croisée du droit des contrats et du droit de la construction, mérite une analyse approfondie tant ses implications financières peuvent s’avérer considérables pour les entreprises.
Fondements juridiques de la forclusion dans les marchés de travaux
La forclusion constitue un mécanisme juridique par lequel une partie perd son droit d’action en raison de l’expiration d’un délai préfix. Dans le contexte spécifique des marchés de travaux, ce mécanisme trouve son fondement dans plusieurs textes législatifs et réglementaires qui structurent les relations entre maîtres d’ouvrage et entrepreneurs.
Pour les marchés publics, le Code de la commande publique établit un cadre précis concernant les modifications contractuelles. L’article L.2194-1 prévoit les cas dans lesquels un marché peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence. Ces dispositions sont complétées par les Cahiers des Clauses Administratives Générales (CCAG), notamment le CCAG-Travaux dans sa version actualisée en 2021, qui détaille les procédures de réclamation et les délais à respecter.
L’article 55 du CCAG-Travaux stipule que l’entrepreneur doit présenter ses réclamations concernant les travaux supplémentaires dans un délai de 30 jours à compter de la notification de l’ordre de service correspondant. Le non-respect de ce délai entraîne la forclusion de la demande, rendant irrecevable toute action ultérieure.
Pour les marchés privés, la norme NF P 03-001, fréquemment incorporée dans les contrats, prévoit des dispositions similaires. Elle impose à l’entrepreneur de signaler par écrit au maître d’œuvre, dans un délai déterminé, les conséquences financières des modifications demandées, sous peine de forclusion.
La jurisprudence de la Cour de cassation a précisé la portée de ces dispositions. Dans un arrêt du 12 juillet 2018 (Civ. 3e, n°17-17.857), la Haute juridiction a rappelé que les clauses de forclusion sont d’interprétation stricte et doivent être expressément prévues au contrat pour être opposables.
De son côté, le Conseil d’État maintient une position constante sur la nécessité pour l’entrepreneur de respecter les procédures contractuelles de réclamation. Dans une décision du 6 mai 2019 (n°420765), il a confirmé que l’absence de réserves dans le délai imparti prive l’entrepreneur de tout recours ultérieur.
Distinction entre forclusion et prescription
Il convient de distinguer la forclusion de la prescription. Si toutes deux aboutissent à l’extinction d’un droit d’action, leurs régimes juridiques diffèrent sensiblement:
- La prescription peut être interrompue ou suspendue par divers actes juridiques
- La forclusion, en tant que délai préfix, ne peut généralement être ni interrompue ni suspendue
- La prescription relève de l’ordre public et peut être soulevée d’office par le juge
- La forclusion contractuelle doit être invoquée par la partie qui s’en prévaut
Cette distinction revêt une importance pratique considérable pour les entrepreneurs confrontés à un refus d’avenant, car elle détermine les stratégies procédurales envisageables pour préserver leurs droits.
Les mécanismes de l’avenant dans le cadre des marchés de travaux
L’avenant constitue l’instrument juridique privilégié pour formaliser toute modification apportée à un contrat de marché de travaux en cours d’exécution. Sa nature et son régime varient selon qu’il s’applique aux marchés publics ou aux marchés privés.
Dans le cadre des marchés publics, l’avenant est strictement encadré par les articles R.2194-1 à R.2194-10 du Code de la commande publique. Ces dispositions limitent les possibilités de modification du marché initial pour préserver les principes fondamentaux de la commande publique, notamment l’égalité de traitement des candidats et la transparence. Un avenant ne peut substantiellement modifier l’objet du marché ou en bouleverser l’économie générale.
La jurisprudence administrative a progressivement précisé cette notion de bouleversement de l’économie du contrat. Dans un arrêt du 15 novembre 2017 (n°409728), le Conseil d’État a considéré qu’une augmentation de 14% du montant initial du marché ne constituait pas, en l’espèce, un bouleversement de son économie générale, légitimant ainsi le recours à l’avenant.
Pour les marchés privés, l’avenant demeure soumis au droit commun des contrats, tel que régi par le Code civil. L’article 1193 du Code civil dispose que « les contrats ne peuvent être modifiés ou révoqués que du consentement mutuel des parties ». Cette disposition consacre le principe du consensualisme qui gouverne tant la formation que la modification des contrats.
Typologie des avenants dans les marchés de travaux
Les avenants peuvent être classés selon plusieurs critères, notamment leur objet:
- Avenants financiers: modifiant le montant du marché en raison de travaux supplémentaires ou de sujétions imprévues
- Avenants techniques: portant sur les spécifications ou les solutions techniques initialement prévues
- Avenants temporels: prolongeant les délais d’exécution du marché
- Avenants mixtes: combinant plusieurs modifications de nature différente
La procédure d’élaboration et de validation d’un avenant comprend généralement plusieurs étapes. L’entrepreneur doit d’abord constater la nécessité de modifier le contrat initial, puis formaliser sa demande en détaillant les justifications techniques et financières. Le maître d’œuvre examine cette demande et émet un avis à l’intention du maître d’ouvrage, lequel prend la décision finale d’accepter ou de refuser l’avenant.
Le refus d’avenant peut intervenir pour diverses raisons: désaccord sur le montant réclamé, contestation du caractère imprévisible des travaux supplémentaires, ou encore contraintes budgétaires du maître d’ouvrage. Ce refus place l’entrepreneur face à un dilemme: exécuter les travaux sans garantie de paiement ou les refuser au risque d’engager sa responsabilité contractuelle.
La Cour de cassation, dans un arrêt du 19 décembre 2019 (Civ. 3e, n°18-25.113), a rappelé que l’entrepreneur ne peut suspendre l’exécution des travaux supplémentaires demandés par le maître d’ouvrage, même en l’absence d’avenant signé, sauf à démontrer une faute grave de ce dernier. Cette position jurisprudentielle renforce la nécessité pour l’entrepreneur de maîtriser les mécanismes de prévention de la forclusion.
Conditions et délais de la forclusion suite au refus d’avenant
La forclusion dans le contexte d’un refus d’avenant ne s’applique pas automatiquement. Elle est soumise à des conditions précises et s’inscrit dans des délais stricts qui varient selon la nature du marché et les stipulations contractuelles.
Pour les marchés publics de travaux, l’article 55.2 du CCAG-Travaux 2021 prévoit que l’entrepreneur doit présenter au maître d’œuvre un mémoire en réclamation exposant les motifs et le montant de ses demandes dans un délai de 60 jours à compter de la notification de la décision de refus d’avenant. Ce délai constitue un délai de forclusion dont le non-respect entraîne l’irrecevabilité de toute réclamation ultérieure.
La jurisprudence administrative applique rigoureusement ces dispositions. Dans un arrêt du 8 novembre 2019 (n°19BX00414), la Cour administrative d’appel de Bordeaux a jugé irrecevable la demande d’indemnisation d’un entrepreneur qui n’avait pas respecté le délai de réclamation prévu au CCAG, malgré l’existence avérée de travaux supplémentaires.
Pour les marchés privés, les conditions de forclusion dépendent principalement des stipulations contractuelles. La norme NF P 03-001, fréquemment intégrée aux marchés privés, prévoit en son article 19.6.4 que l’entrepreneur doit signifier au maître d’œuvre, dans un délai de 15 jours à compter de la réception de l’ordre de service, les conséquences financières des modifications demandées.
Particularités des délais selon la nature des travaux
Les délais de forclusion peuvent varier selon la nature des travaux concernés:
- Pour les travaux supplémentaires expressément demandés par le maître d’ouvrage, le délai court généralement à compter de la notification de l’ordre de service ou de la demande écrite
- Pour les sujétions imprévues découvertes en cours d’exécution, le délai court à partir de leur constatation
- Pour les modifications des conditions d’exécution imputables au maître d’ouvrage, le délai court à compter de la survenance de l’événement perturbateur
La jurisprudence reconnaît toutefois certaines circonstances susceptibles d’écarter l’application de la forclusion. Dans un arrêt du 14 février 2018 (n°16-22.742), la Cour de cassation a jugé que la forclusion ne pouvait être opposée à l’entrepreneur lorsque le maître d’ouvrage avait reconnu le principe de sa rémunération pour les travaux supplémentaires, le différend ne portant plus que sur le montant.
De même, le Conseil d’État, dans une décision du 7 juin 2018 (n°416535), a écarté l’application de la forclusion lorsque le maître d’ouvrage public avait lui-même méconnu ses obligations contractuelles en ne répondant pas dans les délais au mémoire en réclamation de l’entrepreneur.
Pour prévenir la forclusion, l’entrepreneur doit mettre en place une gestion rigoureuse des ordres de service et des demandes de travaux modificatifs. Il doit systématiquement émettre des réserves écrites pour tous travaux non prévus au marché initial et constituer un dossier technique et financier solide à l’appui de ses demandes d’avenant.
La pratique du compte prorata, qui consiste à facturer régulièrement les travaux supplémentaires au fur et à mesure de leur exécution, constitue également un moyen efficace de contourner le risque de forclusion, en transformant une réclamation globale en une série de demandes distinctes soumises à des délais propres.
Stratégies juridiques face au risque de forclusion
Confronté à un refus d’avenant et au risque de forclusion qui en découle, l’entrepreneur dispose de plusieurs stratégies juridiques pour préserver ses droits et maximiser ses chances d’obtenir le paiement des travaux supplémentaires.
La première démarche consiste à formaliser une mise en demeure adressée au maître d’ouvrage, rappelant les circonstances des travaux supplémentaires et exigeant le paiement des sommes dues. Ce document doit être suffisamment précis pour constituer une interruption valable du délai de forclusion, lorsque les stipulations contractuelles le permettent.
Dans le cadre des marchés publics, l’entrepreneur doit impérativement respecter la procédure du mémoire en réclamation prévue par le CCAG-Travaux. Ce mémoire doit être adressé au maître d’œuvre dans le délai contractuel et comporter tous les éléments justificatifs nécessaires, tant sur le plan technique que financier.
La jurisprudence administrative exige que ce mémoire soit suffisamment précis et circonstancié. Dans un arrêt du 3 octobre 2019 (n°18PA01766), la Cour administrative d’appel de Paris a jugé irrecevable une réclamation fondée sur un mémoire trop imprécis quant au montant et à la justification des préjudices allégués.
Recours aux expertises préventives
Le recours à une expertise préventive avant tout procès constitue une stratégie efficace pour cristalliser les preuves et interrompre les délais. L’article 145 du Code de procédure civile permet de solliciter du juge des référés une mesure d’instruction lorsqu’existe un motif légitime de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige.
Cette procédure présente plusieurs avantages:
- Elle permet de faire constater par un expert judiciaire la réalité et l’étendue des travaux supplémentaires
- Elle interrompt efficacement les délais de forclusion et de prescription
- Elle facilite une éventuelle négociation avec le maître d’ouvrage, confronté à l’avis objectif d’un tiers qualifié
La Cour de cassation reconnaît l’efficacité de cette stratégie. Dans un arrêt du 9 juillet 2020 (Civ. 3e, n°19-16.189), elle a jugé que l’assignation en référé-expertise interrompait le délai de forclusion prévu au contrat, même lorsque ce délai était qualifié de préfix par les parties.
Une autre stratégie consiste à invoquer la théorie de l’enrichissement sans cause, désormais codifiée à l’article 1303 du Code civil. Cette action permet à l’entrepreneur d’obtenir une indemnisation correspondant à l’enrichissement du maître d’ouvrage, même en l’absence de base contractuelle, à condition qu’aucune faute ne lui soit imputable.
Le Conseil d’État admet cette action dans le cadre des marchés publics, sous réserve que les travaux aient été indispensables et que leur exécution ait été acceptée par le maître d’ouvrage. Dans un arrêt du 17 juin 2019 (n°418994), il a ainsi accordé une indemnité à un entrepreneur forclos dans son action contractuelle mais dont les travaux avaient manifestement enrichi la commune.
Enfin, la saisine du médiateur des entreprises ou le recours à un mode alternatif de règlement des différends peut constituer une solution pragmatique pour dépasser le blocage lié au refus d’avenant, tout en préservant la relation commerciale. La médiation, en particulier, présente l’avantage de suspendre les délais de prescription sans interrompre les délais de forclusion, ce qui impose de l’engager suffisamment tôt.
Perspectives et évolutions jurisprudentielles: vers un assouplissement du régime de forclusion?
L’analyse des tendances jurisprudentielles récentes laisse entrevoir une évolution nuancée du régime de la forclusion dans les litiges relatifs aux refus d’avenants. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large d’équilibrage des relations contractuelles entre maîtres d’ouvrage et entrepreneurs.
La Cour de cassation a progressivement affiné sa position concernant l’opposabilité des clauses de forclusion. Dans un arrêt remarqué du 16 janvier 2020 (Civ. 3e, n°18-25.146), la Haute juridiction a jugé qu’une clause de forclusion prévue dans un contrat de construction ne pouvait être opposée à l’entrepreneur lorsque le maître d’ouvrage avait lui-même manqué à ses obligations d’information et de coopération. Cette décision s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence relative à la bonne foi contractuelle et au devoir de loyauté entre les parties.
Dans le domaine des marchés publics, le Conseil d’État maintient une approche plus stricte, conformément aux principes de légalité et de sécurité juridique qui gouvernent l’action administrative. Néanmoins, dans une décision du 12 novembre 2020 (n°429761), il a reconnu que la forclusion ne pouvait être opposée à l’entrepreneur lorsque le maître d’ouvrage public avait expressément renoncé à s’en prévaloir par son comportement.
Cette évolution jurisprudentielle s’accompagne d’une réflexion sur l’équilibre économique des marchés de travaux. La réforme du CCAG-Travaux en 2021 a introduit plusieurs dispositions visant à faciliter le traitement des modifications en cours d’exécution, notamment l’article 14 qui encadre plus précisément la procédure d’avenant.
Impact de la réforme du droit des contrats
La réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 et la loi de ratification du 20 avril 2018 a introduit dans le Code civil plusieurs concepts susceptibles d’influencer le régime de la forclusion:
- La consécration de l’imprévision à l’article 1195, qui permet la renégociation du contrat en cas de changement de circonstances imprévisible
- Le renforcement de l’obligation d’information précontractuelle à l’article 1112-1
- L’interdiction des clauses abusives dans les contrats d’adhésion à l’article 1171
Ces innovations législatives offrent de nouveaux fondements juridiques aux entrepreneurs confrontés à des clauses de forclusion excessivement rigoureuses. La jurisprudence commence à intégrer ces concepts dans l’analyse des litiges relatifs aux marchés de travaux.
Dans une perspective comparatiste, il est intéressant de noter que d’autres systèmes juridiques européens adoptent une approche plus souple de la forclusion. Le droit allemand, par exemple, soumet les clauses de déchéance à un contrôle strict de proportionnalité, tandis que le droit italien reconnaît largement la possibilité d’une remise en cause des délais préfix en cas de force majeure ou d’impossibilité objective de les respecter.
Les juridictions françaises pourraient s’inspirer de ces approches étrangères pour faire évoluer leur jurisprudence vers un meilleur équilibre entre la nécessaire stabilité des relations contractuelles et la protection légitime des entrepreneurs contre des clauses excessivement pénalisantes.
La question de la forclusion pour refus d’avenant s’inscrit finalement dans une problématique plus large de gouvernance des projets de construction. L’amélioration des pratiques contractuelles, notamment par l’adoption de méthodes collaboratives inspirées des contrats anglo-saxons (comme les contrats NEC ou les alliances de projet), pourrait contribuer à réduire significativement les litiges liés aux modifications en cours d’exécution.
Ces nouvelles approches, fondées sur la transparence et le partage des risques entre les parties, constituent une réponse pragmatique aux défis posés par la complexité croissante des projets de construction et l’imprévisibilité inhérente à leur réalisation.
